Va savoir ce qui nous a pris, on a décidé de faire notre propre tourtière. C’est moins long que de faire Compostelle, pour commencer. Et pour une fraction du prix, c’est comme une plongée dans les origines.
Ils ont dit que l’intestin est le deuxième cerveau. Si ça se trouve, l’estomac est le premier.
De toute manière, quoi de plus traditionnel, festif et pertinent qu’une tourtière à Noël ?
Je ne suis pas des snobs qui lèvent le nez sur une bonne poutine. Mais je m’insurge quand on prétend qu’elle est le « plat national » du Québec. Un peu de sérieux, un peu de fierté, voyons. Ce truc n’existait même pas en 1950.
Le vrai plat national, c’est la tourtière. Un plat qui trouve ses racines en Europe, a survécu à plusieurs traversées, a été réinventé en Nouvelle-France, et réinterprété sans arrêt depuis.
C’est le plat qui rapaille la famille, qui rameute les amis, qui récompense la belle ouvrage, au camp, au champ ou à la ville. Ça combat l’hiver et la dépression saisonnière mieux que toutes les luminothérapies : ça flashe d’en dedans.
C’est le plat ajustable aux circonstances sans que ça paraisse ; on fête avec ce qu’on a sous la main, un peu plus maigre une année, un peu plus gras une autre, ça dépend si la chasse est meilleure…
C’est notre madeleine nationale : le souvenir instantané de nos mères, nos tantes, nos pères, nos oncles qui se ramène par les narines.
J’ai dit tourtière. Tourtière « du Lac », ça va de soi. Il n’y a plus de débat. Elle s’est imposée comme la reine des tourtières devant tous les « pâtés à la viande », cipailles, cipâtes. Profonde comme le Fjord, mélange déroutant de viandes domestiques et sauvages, de patates équarries, d’oignons… tout ça réuni sous une croûte de protection qui à elle seule peut justifier le plat.
C’est ça qu’on a voulu faire.
« On », c’est mon ami Michel, qui revendique une vague enfance à Jonquière et qui, saisi d’une nostalgie saisonnière, se la joue « Saguenéen » fin novembre, début décembre. Ayant moi-même plein de cousines et cousins à Chicoutimi, aussi bien vous dire que ça ne m’impressionne pas trop. « On », c’est aussi Antoine, dit « le Toine », né 450, grandi 514, qui n’a aucun parti pris régional et qui saurait arbitrer les controverses culinaires. « On », c’est enfin ma sœur Monique, venue un peu « pour aider à couper les patates », mais surtout pour me surveiller, car sans rigueur la joie culinaire est vaine.
Son autre qualité, au Toine, est d’avoir un ami chasseur qui a toujours un bout d’orignal ou de chevreuil à donner. Avec l’orignal du beau-frère d’un autre ami, on avait un quota respectable de 25 % de gibier.
Je me rends compte que bien des animaux chassés « donnés en cadeau » passent plus de temps dans les congélateurs que dans nos forêts.
Mais revenons à la tourtière, comme dirait ma sœur.
Sous la douce blondeur de la croûte tourtièresque se cachent des querelles ancestrales vicieuses et des théories irréconciliables.
C’est pas toujours joli, joli, je dois le dire.
Loin d’être une « région », le Saguenay–Lac-Saint-Jean est en vérité plus morcelé que l’Italie du XIXe siècle quand vient le temps de parler tourtière.
En recueillant les ingrédients auprès de cinq sources (confidentielles), j’ai vu que Jonquière elle-même est divisée entre Arvida-Nord et Arvida, qui bien sûr s’opposent ensemble à Chicoutimi, qui de son côté n’est absolument pas d’accord avec Alma, elle-même s’inscrivant en faux contre l’approche de Saint-Félicien ou de Roberval (où je vous recommande d’ailleurs celle de La Bonne Cuisine, restaurant familial).
Viande hachée ou en cubes ? Deux tiers patates ou moitié-moitié ? On parle en volume ou en poids ? Pâte dessous ou seulement par-dessus ?
Il n’y a aucune opinion modérée sur ces questions, auxquelles on vous répond généralement : « Es-tu fou ? De la viande hachée ?? » ou « Fais donc ce que tu veux, mais ma grand-mère, c’était pas comme ça ! »
Déjà, fabriquer des cubes avec un légume rond comme la pomme de terre est une rare occasion de réaliser la quadrature du cercle. Mixer les recettes moitié-moitié pour unifier la région est une mission carrément – excusez – impossible. Que nous avons relevée néanmoins, tantôt en glissant du gras de canard au lieu du gras de porc, tantôt en substituant secrètement le fond de veau au consommé…
Les querelles d’écoles ne s’arrêtent évidemment pas à la confection.
« Tu mets ça au four 12 heures à 225 degrés », me dit Pierre Lavoie, un fier Saguenéen. Il me texte après consultation de sa tante : « Une heure à 350, baisse le feu à 250 pendant 5-6 heures, enlève le papier d’aluminium (Alcan) la dernière demi-heure. »
Il appelle une autre de ses tantes.
« Une heure à 350, 6-7 heures à 250 avec le papier. »
Ça, c’est dans UNE famille…
Comme vous savez, la tourtière remonte à la plus haute Antiquité. On a retrouvé sur des tablettes d’argile mésopotamiennes des recettes de pâtés de viande en croûte. Vraiment. Partout dans le monde on a sa version d’un plat où de la pâte enveloppe de la viande.
Depuis des siècles, les Français font des « tourtes », du même genre que les pâtés à la viande. Les Anglais ont importé en Amérique une sea pie, qui est aussi un ancêtre du « cipaille » et de ce que j’appelle ici « vraie tourtière », mais qui est la synthèse de toutes nos origines. Sans les chasseurs des Premières Nations, qui ont montré aux Européens comment chasser l’orignal et les autres bêtes qu’ils ne connaissaient pas, la tourtière ne serait pas la tourtière.
Comme partout ailleurs, ce qui est « original » et « authentique » est le fruit d’un interculturalisme que ne renierait pas Gérard Bouchard. Ce n’est jamais figé dans le temps, jamais définitif, même quand on pense détenir « la » recette, qui n’a jamais existé.
L’essentiel n’étant pas, bien sûr, dans le détail des ingrédients, mais la transmission des anciens aux suivants, des vieux aux nouveaux Québécois, dans ce fil qui nous relie aux origines, qu’on appelle « tradition », mais qui n’arrête jamais de nous mener plus loin.
Car il n’y a pas de tradition sans amour.
Éloge de la tourtière | La Presse - La Presse
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