Quels produits peuvent s’appeler « fromage » ? Laissant planer la possibilité d’un débat constitutionnel en invoquant sa liberté d’expression, une entreprise montréalaise de produits alimentaires végétaliens s’en prend à un règlement qui restreint l’utilisation du mot « fromage » aux produits faits de lait animal — l’empêchant de donner ce nom aux siens, qui sont à base de noix. Une première décision judiciaire rendue cette semaine commence à remettre en question la réglementation en vigueur dans une industrie alimentaire en pleine évolution.
Les divers produits végétaliens de Rawesome se trouvent sur les tablettes des épiceries. La Ville de Montréal l’a épinglée en 2018 et lui a imposé une amende pour son « fromage à la crème de noix de cajou non laitier ». Car pour pouvoir écrire « fromage » sur l’emballage d’un produit, la réglementation fédérale prévoit qu’il doit résulter de « la coagulation du lait » et suivre un processus de fabrication bien précis.
Il n’est donc pas possible pour l’entreprise montréalaise de la respecter : son fromage ne contient aucune substance animale — c’est d’ailleurs sa raison d’être — et son processus de fabrication est bien sûr différent.
Une première victoire en justice
Rawesome a remporté une première victoire cette semaine : elle a été acquittée en appel de l’infraction pénale résultant du non-respect du règlement. « C’est une très bonne nouvelle », a réagi Me Natalia Manole, l’avocate de l’entreprise. « Il a été reconnu que le règlement ne s’applique pas aux produits qu’elle fabrique », rapporte-t-elle, ajoutant qu’il s’agit là de « la première décision judiciaire au Canada actuellement sur le sujet ».
Mais sa bataille n’est pas finie. Rawesome a déjà intenté une action pour obtenir un jugement plus large, qui s’appliquera partout au pays et qui exemptera les produits à base de plantes de l’application de la réglementation sur le fromage. Si le tribunal refuse, elle entend contester la constitutionnalité du règlement en invoquant sa liberté d’expression et la liberté de conscience des consommateurs, toutes deux protégées par la Charte canadienne des droits et libertés.
Le règlement alimentaire « fait de l’ingérence dans le droit des consommateurs qui cherchent des produits à base de plantes, en accord avec leurs valeurs », peut-on lire dans la procédure. Il les empêche aussi de recevoir de l’information sur des aliments dans des termes qui leur sont familiers et qu’ils comprennent, allègue Rawesome.
Dans un résumé de leur défense, le gouvernement fédéral et l’Agence canadienne d’inspection des aliments (ACIA) font valoir que leur mission est d’assurer la salubrité des aliments. Pour cette raison, il est interdit de vendre un produit pouvant être confondu avec un autre qui est soumis à une norme de fabrication.
Mais il n’y a pas de confusion possible chez le consommateur, rétorque Camille Labchuk, la directrice principale de l’organisme Animal Justice, qui a obtenu le droit d’intervenir dans le litige afin d’apporter un éclairage particulier au juge qui tranchera l’affaire. Les gens ne sont pas induits en erreur : ils cherchent activement des produits végétaliens pour différentes raisons, comme pour lutter contre la cruauté animale dans les fermes, en raison d’allergies alimentaires ou pour protéger la planète, explique-t-elle.
Selon elle, l’amende imposée à Rawesome fait partie d’une tendance plus large des autorités réglementaires qui s’en prennent aux entreprises végétaliennes — les « laits » et « viandes » à base de plantes sont aussi ciblés — , les mettant dans une situation désavantageuse par rapport aux autres producteurs alimentaires.
La plupart du temps, les entreprises se plient aux exigences réglementaires et modifient leurs emballages, dit Mme Labchuk. Ce qui explique les appellations « boissons d’amande » et « délice végétal à l’avoine », au lieu des mots lait et yogourt.
Dans sa procédure, Rawesome indique qu’elle demandera à la Cour de se prononcer sur la raison pour laquelle le mot fromage continuerait d’être réservé à un type de produits : « Est-ce dans l’intérêt des consommateurs ou dans l’intérêt de l’industrie laitière ? »
Cette dernière est très puissante et fait du lobbying auprès du gouvernement pour que les règlements restent bien en place, car elle est terriblement inquiète du déclin de l’industrie, alors que les millénariaux et ceux de la génération Z boivent moins de lait de vache, souligne Mme Labchuk.
En compétition ?
Les industries traditionnelles voient un concurrent et cherchent à protéger leurs parts de marché « qui s’effritent », opine Jordan LeBel, professeur titulaire de marketing alimentaire à l’Université Concordia. Et l’une de leurs façons de réagir est d’invoquer le cadre réglementaire.
Les fabricants d’aliments végétaliens répliquent en rappelant que le règlement date de 1979 — bref, d’une autre époque, lorsque tous les fromages étaient à base de lait de vache ou de chèvre. Le véganisme était alors « presque inexistant », dit Rawesome.
L’industrie « réagit rapidement » et innove, mais les autorités législatives sont plus lentes à s’adapter, car elles attendent les données probantes sur les nouveaux produits afin d’évaluer leurs impacts à long terme, souligne le professeur.
Et pourquoi ne pas utiliser le mot « fauxmage », comme certains l’ont fait, et ainsi éviter les foudres réglementaires ? Parce que le propriétaire de Rawesome refuse de dire que son produit est « faux », répond Me Manole. « Pour lui, c’est un vrai fromage », « qui a le même goût et la même texture » et qui s’utilise de la même façon sur les bagels et la pizza. Les consommateurs utilisent d’ailleurs de façon courante les termes « fromage végétalien » ou encore « fromage non laitier », insiste Rawesome.
C’est aussi en raison d’un phénomène psychologique « très puissant » selon lequel assigner une catégorie à un produit aide le consommateur à traiter l’information, explique le professeur LeBel. L’entreprise qui offre un produit alternatif connaît bien le concept et va se positionner par rapport à la catégorie de départ, pour donner au consommateur un « script » qu’il reconnaît. « Appeler ça “fromage”, ça permet immédiatement d’expliquer au consommateur que ça fond sur la pizza, que ça se sert en apéro », dit-il.
« La nourriture à base de plantes est là pour de bon, et les responsables de la réglementation des aliments ont besoin d’être de leur temps et d’arrêter de cibler de façon inconstitutionnelle les entreprises à la tête de l’innovation alimentaire », plaide Animal Justice.
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