Le 5 juin 2018, tout le gratin d’affaires montréalais est réuni au Centre Sheraton de Montréal. Le conférencier invité par la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, Philippe Schnobb, président du conseil d’administration de la Société de transport de Montréal (STM), surprend la galerie en annonçant « Céleste », un projet ambitieux promettant de « réinventer l’accès à son réseau ».
Depuis plusieurs semaines, des équipes de la STM ont secrètement réuni des acteurs du milieu des transports – la Ville de Montréal, Communauto, BIXI, Netlift, Téo Taxi, Stationnement de Montréal – et les ont convaincus d’embarquer dans ce « plan de mobilité intégrée ».
Le concept a pour but de simplifier considérablement l’accès aux transports publics : « On s’abonnerait une fois à un compte-client et on aurait accès à tout. On pourrait passer d’un mode à l’autre sans souci, avec une carte OPUS, un téléphone intelligent ou une montre. » Le système calculera automatiquement s’il est plus avantageux pour le client d’acheter 10 billets ou une carte mensuelle, illustre M. Schnobb, et la facturation se ferait à la fin du mois. « Parallèlement, on va développer le paiement par carte bancaire » dans le métro et les autobus, ajoute-t-il.
Le projet est bien accueilli. Tellement bien, en fait, qu’en mai 2019, la Ville de Montréal reçoit 10 millions en financement du fédéral dans le cadre du Défi des villes intelligentes, un concours pancanadien organisé par Ottawa pour « améliorer la vie des résidants » grâce aux technologies connectées.
Dans les mois qui suivent, un prototype permettant de franchir les tourniquets du métro en payant directement avec un téléphone cellulaire Android est testé avec succès. Un autre permettant de recharger la carte OPUS avec un téléphone intelligent est aussi mis à l’essai.
Mais le 30 octobre 2019, l’Autorité régionale de transport métropolitain (ARTM) met subitement la hache dans le projet, citant des avis juridiques défavorables à la STM.
L’ARTM reprend alors le projet à son compte. « En gros, ils ont dit : ce n’est pas à vous de construire ça, c’est à nous de le faire », résume une personne qui travaillait alors à la haute direction de la STM.
La lourdeur et la lenteur de l’élaboration du nouveau projet piloté par l’ARTM ont été mises en lumière la semaine dernière, lorsqu’un étudiant de McGill a publié sur l’internet son propre logiciel permettant de recharger sa carte OPUS avec un téléphone cellulaire.
Douze personnes qui ont participé à l’élaboration de Céleste, alors que le projet était piloté par la STM, ont accepté d’en donner certains détails à La Presse. Leur identité ne peut être dévoilée parce qu’elles ont signé des ententes de confidentialité avec les parties prenantes du projet.
Monnayer les données
Initialement, l’idée de la STM était de confier à sa filiale commerciale Transgesco, qui gère notamment son réseau d’affichage publicitaire, le soin d’établir des partenariats avec des entreprises privées pour développer le projet. Le constructeur automobile Mercedes et une jeune pousse américaine qui commercialise une application de planification de trajet se montrent prêts à investir 1 million dans le projet, affirme une source qui était au courant des discussions.
Par ce modèle, la STM comptait déployer les nouveaux modes de paiement « brique par brique », de façon modulaire, sans procéder par un imposant appel d’offres, ont indiqué plusieurs de nos sources.
Le système envisagé « nous donnait accès à toutes les données de déplacement », explique une source qui a travaillé à son élaboration.
C’est une information [les données de déplacement des usagers] qui peut valoir très cher pour certains partenaires, qui sont prêts à payer pour y avoir accès.
Une source anonyme ayant travaillé sur le projet Céleste
Les acteurs municipaux ébauchent alors les plans pour mettre sur pied une « fiducie de données », chapeautée par un organe de gouvernance « neutre » qui s’assurerait d’un « usage respectueux des données », indique un autre informateur.
Mais, le 30 octobre 2019, l’ARTM présente des avis juridiques selon lesquels le mandat confié à Transgesco est illégal, confirment cinq de nos sources. La STM a présenté des avis juridiques disant le contraire, « mais ça a refroidi plusieurs élus municipaux », indique un informateur.
« L’ARTM était très tiède à l’idée d’un partenariat avec Transgesco. Ils ont tué le projet dans l’œuf », dit une personne informée de la décision.
Tensions entre l’ARTM et la STM
François Pépin, un ancien directeur d’études et de projets à la STM aujourd’hui retraité, estime que la STM et l’ARTM n’ont pas su travailler le projet ensemble.
La réalité, c’est que pendant la période où la STM essayait de développer Céleste de son côté, l’ARTM [instaurée en 2017] commençait à peine. Et dès le départ, il y avait des tensions assez fortes entre les organisations, des désaccords sur la façon de procéder, donc souvent, la collaboration n’y était pas vraiment.
François Pépin, ancien directeur d’études et de projets à la STM
En coulisses, d’anciens membres de l’ARTM font surtout valoir que le modèle d’affaires du système Céleste de la STM « ne fonctionnait tout simplement pas ». Selon nos informations, des partenaires, comme Mercedes, qui devaient être associés à l’application, s’étaient à l’époque désistés en raison de craintes financières.
« L’idée de connecter le métro et les bus avec tous les joueurs comme BIXI, Communauto et les taxis dans une seule application, ça, tout le monde s’entendait pour dire que ça tenait la route. C’est vraiment sur le plan du budget et des partenaires que ça suscitait des inquiétudes », indique l’un d’eux.
Nouvel appel de candidatures mammouth
Ce n’est finalement qu’en juin 2022, après avoir mené une consultation publique, que l’ARTM relance un appel de qualification pour trouver des entreprises en mesure de développer un projet semblable à Céleste, qu’elle nomme Concerto.
Les éventuels fournisseurs doivent démontrer qu’ils peuvent créer un système de billetterie, de paiement, de réservation de transport et de planification de parcours qui doit couvrir 4 lignes de métro, 5 lignes de train, 600 lignes d’autobus, le REM, la STM, la STL, le Réseau de transport de Longueuil, exo, la navette fluviale, le transport adapté, précise le document d’application.
Des prototypes fonctionnels pour sept scénarios différents doivent aussi être présentés. « Aucune compensation financière n’est allouée » pour la création de ces prototypes, précise l’ARTM dans son appel de soumissions.
Ça nous demandait deux mois de travail juste pour remplir les documents et développer les démos.
Un entrepreneur qui s’est intéressé au projet Concerto de l’ARTM
Puis, en juin dernier, l’appel de qualification est subitement annulé. « Aucun fournisseur ne s’est qualifié », justifie l’ARTM dans les documents d’appel de candidatures.
« Après avoir effectué l’analyse des propositions reçues, il s’est avéré qu’aucun fournisseur n’était en mesure de se préqualifier en offrant une solution unique combinant à la fois le volet billettique et la mobilité servicielle », résume la porte-parle de l’ARTM, Séléna Champagne, par courriel.
« Devant cette situation, l’ARTM a modifié l’orientation du projet pour prioriser en premier le système de billettique, ajoute Mme Champagne. Un nouvel appel d’offres sera donc ajusté en conséquence et déposé », indique-t-elle, sans donner de date.
Cinq ans après l’annonce de Philippe Schnobb devant la Chambre de commerce, c’est le retour à la case départ.
Le logiciel de l’étudiant hébergé par le Hackfest
Le code informatique programmé par l’étudiant de McGill Alex Lai, qui permet de recharger sa carte OPUS directement avec son téléphone cellulaire Android, est maintenant hébergé sur le site du Hackfest, un regroupement de programmeurs indépendants intéressés par la sécurité informatique. L’ARTM avait demandé à M. Lai de cesser sa distribution, la semaine dernière, évoquant des risques de sécurité pour les utilisateurs. « C’est le genre de logiciel qui aurait dû exister depuis des années », justifie Patrick Mathieu, cofondateur du Hackfest. « Le fait que l’ARTM demande à un étudiant de retirer du web un projet personnel, programmé en code ouvert et qui fonctionne en se branchant sur un site transactionnel public (OPUSenligne.ca) où on ne demande aucun code d’accès ou mot de passe, selon nous, ça n’a pas lieu d’être. Ça ne marchera pas, il y a déjà plein de personnes qui ont copié le logiciel. Il n’arrêtera pas d’exister », ajoute M. Mathieu. L’ARTM a accordé à la firme parisienne Spirtech un contrat de 1,1 million pour programmer une solution semblable à celle de M. Lai, qui prendra en charge un site transactionnel modernisé, répondant à de nouvelles normes bancaires, et capable de supporter jusqu’à 7 millions de transactions par année, contre 300 000 actuellement. Son lancement est prévu pour le début de 2024.
Tristan Péloquin, La Presse
Le système OPUS dépassé ?
Pour de nombreux observateurs, le véritable enjeu qui sous-tend l’ensemble de ce débat est aussi l’arrivée du système OPUS à la fin de sa vie utile. À travers le Canada, d’autres acteurs offrent déjà la possibilité aux sociétés de transport de payer plus rapidement. C’est le cas de Cubic Transportation, qui remplace essentiellement les billets de transports traditionnels par un système de paiement lié à un compte client, qui utilise des cartes bancaires sans contact ou encore les téléphones cellulaires. « OPUS a accompli ce que ça devait accomplir, mais on n’est plus là du tout », estime le directeur principal au développement des affaires canadiennes chez Cubic, Matthew McDonagh. « Aujourd’hui, on réalise que des systèmes basés sur des cartes prennent beaucoup trop d’infrastructures, mais surtout, ils vous limitent dans la flexibilité des tarifs. À Montréal, avec le REM qui va continuer de s’agrandir dans les prochaines années, OPUS ne sera plus du tout le bon support », conclut-il.
Henri Ouellette-Vézina, La Presse
Système de paiement et de planification | Récit d'un virage raté - La Presse
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