Le Conseil national de recherches du Canada (CNRC), une société d’État, s'est associé au lobby de l’agrochimie pour informer le public sur les semences génétiquement modifiées au moment où le fédéral s’apprête à annoncer, mercredi, une réforme controversée à ce sujet. Le choix des conférenciers est critiqué puisqu'ils ont presque tous un intérêt dans ce secteur d'activité.
Le coordonnateur de Vigilance OGM, Thibault Rehn, a sursauté en découvrant les noms des intervenants des webinaires publics et gratuits organisés par le CNRC « en collaboration avec CropLife Canada », le lobby des fabricants et des distributeurs agrochimiques :
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une représentante de Bayer, leader mondial des OGM et des pesticides;
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deux cadres de CropLife, dont Bayer est membre;
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un professeur dont les recherches sont financées par Bayer et par CropLife;
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un professeur qui veut commercialiser une luzerne génétiquement modifiée au Canada;
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un professeur qui œuvre dans le domaine du génie génétique.
Sur les cinq panélistes, quatre ont des intérêts directs aux changements réglementaires
, constate Thibault Rehn. Par ailleurs, CropLife est inscrite au registre des lobbyistes pour influencer le CNRC.
Selon lui, le fédéral n'est « pas neutre » dans ce dossier.
« Le gouvernement a tellement l'habitude de travailler avec l'industrie depuis tant d'années qu'il ne s'en rend même plus compte. »
Ottawa travaille sur une réforme qui retirerait l'obligation de déclarer des aliments génétiquement modifiés pour la remplacer par une « transparence volontaire » de l'industrie. Cette initiative, sujette à des consultations depuis des mois, est toujours affichée sur le site web du fédéral (Nouvelle fenêtre), et personne au sein du gouvernement Trudeau ne nous a informés d'une quelconque intention de reculer.
Le gouvernement du Québec est opposé à cette réforme, tout comme l'Union des producteurs agricoles et le Conseil de la transformation alimentaire du Québec.
Risque pour les exportations de produits biologiques
Les plus inquiets, ce sont les producteurs biologiques, car les variétés de végétaux issues du génie génétique sont interdites dans la production bio. Même l'alimentation des animaux doit être faite sans OGM pour que la viande soit certifiée biologique.
Les conséquences vont être majeures
, selon Christian Legault, consultant pour la Filière biologique du Québec. Il rappelle que 64 pays qui achètent des produits canadiens exigent que les aliments génétiquement modifiés soient étiquetés. C'est le cas de l'Union européenne et du Japon, par exemple.
« Un manque de traçabilité sur les produits de l’édition génomique risque de fermer la porte à nos exportations. »
Si cette réforme est adoptée, les producteurs bio pourraient planter sans le savoir des semences issues de l'édition génomique ou donner ces végétaux à manger à leurs animaux.
Le fédéral viendrait rompre la capacité de traçabilité de ces produits-là, qui sont interdits en production biologique
, s’inquiète Christian Legault.
Préjugé favorable d'Ottawa
Même s'il est officiellement en consultation sur ce sujet après un tollé provoqué par de premières révélations de Radio-Canada, le gouvernement fédéral a envoyé des signaux favorables à ce changement réglementaire.
Dans un courriel à Radio-Canada, le cabinet de la ministre de l'Agriculture et de l'Agroalimentaire, Marie-Claude Bibeau, écrit qu'elle « s'est engagée à soutenir la mise en place de mécanismes crédibles permettant aux producteurs biologiques de faire des choix éclairés », mais sans jamais promettre que la transparence demeure obligatoire.
Le 13 mars 2023, le ministre de l'Innovation, des Sciences et de l'Industrie, François-Philippe Champagne, a rendu public un rapport (Nouvelle fenêtre) sur la « Stratégie pancanadienne en matière de génomique ». On peut y lire que « la nouvelle initiative de transparence annoncée récemment par Santé Canada a été considérée comme un développement positif, qui pourrait servir de modèle potentiel ».
François-Philippe Champagne est aussi ministre responsable du Conseil national de recherches du Canada, qui a organisé les conférences avec l'industrie.
Le cabinet du ministre est convaincu que le CNRC a bien agi dans ce dossier.
Le CNRC se dit libre de toute influence
Le Conseil national de recherches du Canada est une société d'État responsable de tous les aspects de la recherche scientifique et industrielle
au pays. Elle joue un rôle de conseil auprès du gouvernement fédéral. Parmi ses valeurs inscrites sur son site web (Nouvelle fenêtre) figure la valorisation de la diversité des intervenants.
Ces séminaires ont pour objectif de rejoindre un auditoire potentiel plus large et plus varié
, explique le CNRC par courriel.
Il n’y a aucune entente ou contrat officiel entre le CNRC et CropLife, ni aucun échange financier dans le cadre de cette série de webinaires ou de tout autre projet
, assure la société d'État.
« Il n’y a aucun partage d’information privilégiée ou prestation de conseil associés à cette collaboration. »
« Les intervenants invités proviennent de divers milieux, tels que l’industrie et le milieu [universitaire], et sont conformes à nos valeurs en matière d’équité, de diversité et d’inclusion. »
Une approche « sans gêne », selon une spécialiste de l'influence des lobbys
Ce cas démontre une proximité très forte entre CropLife et certaines instances du gouvernement du Canada, qui travaillent manifestement main dans la main
, croit Stéphanie Yates, professeure au Département de communication sociale et publique de l'UQAM, dont les recherches portent notamment sur le lobbyisme et sur l’influence.
Cette approche "sans gêne" me semble d’autant plus étonnante compte tenu du fait que la proximité du lobby avec l’Agence canadienne d'inspection des aliments a déjà été dénoncée par le passé
, ajoute-t-elle.
« S’il est normal qu’une entité comme le CNRC entretienne des relations avec des représentants de l’industrie, on s’attendrait à un meilleur équilibre dans la présentation des points de vue mis de l’avant lors de conférences comme celles organisées ici. »
Selon Stéphanie Yates, cette situation questionne évidemment l’indépendance du CNRC par rapport à cet important lobby qu’est CropLife
.
Gros plan sur les conférenciers
Les webinaires du CNRC élaborés en collaboration avec CropLife visaient à présenter aux Canadiens « divers aspects de l'édition génomique, notamment la recherche et le développement, les considérations commerciales, la réglementation et l'opinion publique ».
La conférence du 30 mars a été donnée par la vice-présidente aux communications de CropLife, Erin O'Hara, et par la directrice générale de la biotechnologie végétale de CropLife Jennifer Hubert.
Mme Hubert a fait parler d'elle en septembre dernier, au moment où l'Agence canadienne d'inspection des aliments présentait son projet de réforme à plusieurs groupes. Radio-Canada avait découvert que le nom de Jennifer Hubert apparaissait comme « auteure » dans les métadonnées du fichier Word utilisé par le gouvernement.
Le 23 février, c'est Christine Shyu, de la multinationale Bayer, qui a donné une conférence. Bayer est un leader mondial de la commercialisation des OGM et des pesticides, notamment le glyphosate.
Les semences OGM permettent de faire pousser des plantes résistantes à un ou plusieurs herbicides, ce qui permet de tuer les autres plantes indésirables sans nuire au végétal cultivé. Elles contribuent à accroître l'usage de pesticides.
Le 13 avril, c'était le tour de Stuart Smyth, de l'Université de la Saskatchewan, titulaire de la Chaire d'innovation agroalimentaire et d'amélioration de la durabilité. M. Smyth affirme ouvertement que ses recherches sont en partie financées par CropLife, Bayer et d'autres industriels.
CropLife n'a participé à aucun aspect de ma présentation, pas plus que le CNRC
, nous écrit Stuart Smyth par courriel. Mes positions sont fondées sur des preuves scientifiques, tout comme celles de CropLife Canada.
« Je suis d'accord avec les positions de CropLife Canada sur l'édition de gènes et sur l'utilisation de produits chimiques parce qu'elles sont basées sur des preuves scientifiques et, dans certains cas, leur position est basée sur mes recherches. »
Le 27 avril, c'était au tour du séminaire de Dan Voytas, directeur du Centre de génomique végétale de précision à l'Université du Minnesota. Ce professeur est aussi cofondateur de la compagnie Calyxt, (Nouvelle fenêtre) qui veut commercialiser au Canada une luzerne modifiée par édition génique. (Nouvelle fenêtre)
Le cinquième webinaire était celui d'Holger Puchta, directeur de l'institut botanique et titulaire de la chaire de biologie moléculaire et de biochimie végétale à l'Institut de technologie de Karlsruhe, en Allemagne. Il a développé l'application du ciseau CRISPR sur les plantes et il appelle à briser les règles de la génétique
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Révolution génétique
Contrairement aux OGM, qu'on connaît depuis 25 ans, l'édition génomique n'insère pas de gène étranger dans une plante pour lui donner un nouveau caractère : elle modifie plutôt le génome existant en utilisant le ciseau génétique CRISPR ou d’autres techniques.
Cette méthode est plus précise, plus rapide et moins chère. Elle permet de développer certaines qualités utiles et d’atténuer certaines caractéristiques jugées indésirables.
L'industrie promet qu'elle sera transparente
Contacté par Radio-Canada, CropLife nous apprend que c’est le Conseil national de recherches qui lui a demandé de s’associer à cette série de webinaires.
CropLife Canada et ses membres sont des experts scientifiques sur le sujet et il était donc tout à fait logique pour nous de participer à cette discussion et à ce partage d’informations avec l’ensemble du milieu de la recherche
, dit le PDG de l'organisation, Pierre Petelle.
« Cette série de webinaires a également été l’occasion de promouvoir les meilleures pratiques en matière de transparence dans le domaine des cultures génétiquement éditées, comme l’industrie s’est engagée à le faire. »
Pierre Petelle assure que son industrie a clairement perçu l’importance de la transparence pour le secteur agricole canadien à l’heure où les variétés issues de l’édition génique font leur entrée sur le marché canadien
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En 2018, la Corée du Sud et le Japon avaient cessé d'importer du blé du Canada parce que des plants génétiquement modifiés avaient été découverts en Alberta. Ces deux pays n'en voulaient pas.
Ottawa s'associe au lobby agrochimique en pleine réforme controversée - Radio-Canada.ca
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